Une démocratie est avant tout une nation dont le pouvoir souverain appartient au peuple qui exprime sa volonté régulièrement et le plus souvent possible directement. Comme dans un pays qui dépasse la dimension d’une cité, il n’est pas possible de laisser les citoyens décider de tout, il faut aussi que ceux-ci élisent des représentants qui dirigent l’Etat soit directement, soit par le biais d’un gouvernement. Pour que le peuple et ses représentants soient libres de leurs décisions, il faut que la démocratie soit aussi, de manière restrictive, un Etat de droit qui assure la sécurité des citoyens, leur liberté de pensée et d’expression, la protection de leurs personnes et de leurs biens dans les limites de la sauvegarde du Bien commun. Les démocraties sont rares. On ne peut guère citer qu’un exemple quasi parfait : la Suisse qui garantit également la subsidiarité favorable aux pouvoirs locaux en établissant de manière précise et minutieuse la continuité démocratique depuis la commune jusqu’à l’Etat fédéral en passant par les cantons. Il reste que la Suisse est un pays de taille modeste dont la démocratie fonctionne à l’intérieur de ses frontières mais qui n’est pas de taille à imposer sa volonté sur la scène mondiale, ni de résister à des pressions trop fortes de puissances étrangères. Dans le conflit diplomatique qui a opposé la Suisse et la Libye entre 2008 et 2010 après l’arrestation à Genève d’Hannibal Kadhafi, la Confédération, isolée, a subi une humiliation infligée par une dictature dont l’effondrement, un an plus tard, a fort heureusement atténué les effets. Un peuple soumis à l’étranger, quel qu’il soit constitue-t-il encore une démocratie, digne de ce nom ?
Dans le monde, on peut donc constater que les démocraties sont limitées en nombre et intrinsèquement. Il y a d’abord les démocraties formelles qui bénéficient d’élections régulières et parfois de référendums : la plupart des pays européens, un certain nombre d’Etats américains au Nord et au Sud, quelques Etats africains et asiatiques, notamment l’Inde, la plus grande démocratie du monde, présentent un décor mondial apparemment honorable. On peut opposer à ces régimes des pays qui pour n’être pas des démocraties connaissent des pouvoirs politiques qui semblent jouir d’une adhésion populaire voire d’un unanimisme supérieur à celui des gouvernements dits démocratiques. Il y a en fait entre les uns et les autres non une rupture mais une gradation : entre l’Ukraine affichée comme le modèle démocratique que l’Occident veut imposer au monde et la Russie stigmatisée comme une dictature soumise au pouvoir personnel de Vladimir Poutine, ne peut-on inverser le jugement ? Manifestement, le président russe a été triomphalement réélu quand celui de l’Ukraine se maintient au pouvoir arbitrairement après avoir annulé les élections prévues en mars 2024. Peut-on dire que ces élections auraient été honnêtes quand les russes ne le seraient pas ? L’origine actuelle du pouvoir en Ukraine n’est pas une élection, mais un coup d’Etat suscité par les Etats-Unis en 2014, qui a été présenté en Occident comme une révolution de la liberté sous le nom de Maïdan. La désinformation des médias occidentaux sur le conflit russo-ukrainien, que la réalité quotidienne dément systématiquement, nous interroge. Si la propagande et la manipulation de l’opinion existent autant dans les démocraties occidentales que dans des régimes autoritaires, quoique de manière plus souple, c’est que la différence entre les uns et les autres n’est pas absolue. De même, si la pensée unique et le politiquement correct s’imposent dans les démocraties dites libérales, soit par l’intimidation et l’autocensure, soit par des lois liberticides et des condamnations judiciaires, là encore le fossé entre les démocraties et les régimes autoritaires se comble. Un conservateur hostile à l’immigration, à la théorie du genre et à la promotion de l’homosexualité se sentira plus libre à Moscou qu’à Paris.
Mais on dira que la transparence des élections et les alternances au pouvoir d’une expression politique pluraliste caractérisent définitivement les démocraties. Cette illusion est en train de se dissiper. La France offre actuellement le spectacle d’un décor qui s’effondre. Le président depuis sept ans n’a été élu en 2017 que grâce à un coup d’Etat médiatico-judiciaire contre le candidat légitime de l’alternance démocratique, François Fillon. Il n’a été élu par défaut que par l’addition des voix d’électeurs qui ne sont d’accord sur rien à part leur refus de laisser le pouvoir à un populisme d’extrême droite, selon la terminologie employée par une majorité des médias investie par la gauche. Durant cinq ans, une gauche progressiste, largement issue du PS strauss-kahnien, décorée de quelques transfuges capables d’assurer un transfert de suffrages, a gouverné le pays malgré le désastreux mandat du président socialiste Hollande. Après la réélection de Macron, toujours par peur du Rassemblement National, la majorité s’est fissurée à l’Assemblée. La dissolution de 2024 l’a fait exploser. Il n’y a plus de majorité présidentielle, même relative à l’Assemblée, et pourtant le président, dont la légitimité est de plus en plus faible, se maintient au pouvoir selon la lettre de la Constitution, mais non selon son esprit. Trois défaites électorales de son camp depuis sa réélection, deux aux législatives et une aux européennes montrent qu’il ne jouit plus de l’adhésion de la majorité des Français. De Gaulle serait déjà parti. On s’inquiète à juste titre de l’équilibre mental d’un président, en plein déni de réalité, qui délire sur la vérité de la parenthèse enchantée des JO quand la montée des désastres, économique, sécuritaire, migratoire témoigne chaque jour du déclin de notre pays, dévalué sur la scène internationale. Que penser d’un chef d’Etat qui préfère l’illusion du spectacle à la réalité sur laquelle il devrait agir ? Sans doute avait-il espéré que la dissolution de l’Assemblée Nationale amènerait le Rassemblement National au pouvoir avec une majorité fragile et dans un état d’impréparation tel qu’il aurait eu beau jeu de dissoudre à nouveau l’Assemblée un an plus tard avec l’espoir de finir son quinquennat lesté d’une majorité retrouvée. Le battage contre l’extrême droite orchestré par Gabriel Attal grâce à des médias complices a abouti à ce que la Ve République bâtie pour connaître des exécutifs solides appuyés le plus souvent sur des majorités parlementaires claires se retrouve dans la situation de la IVe République. Le scrutin uninominal à un tour par circonscription des pays anglo-saxons garantit des majorités nettes en sièges à défaut de représenter équitablement l’opinion des électeurs. La proportionnelle disperse les voix, favorise les partis et les professionnels de la politique qui y sont incrustés, donne au petit parti, même extrémiste, capable d’assurer la majorité un poids paradoxalement disproportionné, et oblige à des compromis qui diluent les opinions qui se sont exprimées. Le scrutin uninominal à deux tours cherchait un juste milieu entre ces deux risques. Les génies qui nous gouvernent, et une presse qui penche à gauche, ont réussi l’exploit de cumuler les défauts des trois systèmes : le parti, qui au premier tour est arrivé en tête et serait au pouvoir avec le système anglo-saxon, est traité comme un paria par tous les autres ; comme avec la proportionnelle, c’est le plus petit groupe qui se voit attribuer Matignon, avec le LR Barnier, tandis que le bloc le plus important prétend gouverner sans espoir d’obtenir une majorité ; enfin le second tour, loin de créer une majorité l’a empêchée en faisant des deux blocs bénéficiaires de leur alliance objective contre le troisième, des ennemis incapables de s’entendre pour gouverner. Les uns et les autres ne cessent de parler du message des Français, de dire que les Français ont voulu ceci ou cela. La vérité est qu’un chef d’orchestre incompétent ou pervers a transformé la symphonie démocratique en un tohu-bohu infernal.
Si la France, toujours à la tête des grandes catastrophes offre ce spectacle paroxystique, elle n’est pas la seule démocratie en péril. Les mauvaises gouvernances, les élections douteuses et contestées, la faiblesse des personnels politiques, les choix suicidaires, la soumission des Etats à un ordre supranational, la montée des minorités qui sapent l’unité des nations et enlèvent au mot peuple, au démos, son sens profond, touchent de nombreuses démocraties en Europe et dans le monde. Il y a là une menace dont on ne prend pas suffisamment conscience.