Dans “Par-delà le bien et le mal”, Nietzsche lançait cette formule : “Un peuple est un détour de la nature pour parvenir à six ou sept grands hommes et ensuite pour les oublier en chemin.” Il y a dans cette phrase, résumée en un trait la complexité des rapports entre l’Homme providentiel et le peuple à la tête duquel il joue ce rôle. N’en déplaise aux dévots de l’égalité, les hommes ne sont pas égaux. Certains possèdent des qualités intellectuelles et morales, une énergie, une volonté, un caractère, une exigence à l’égard d’eux-mêmes qui les élèvent au-dessus non seulement de la masse, mais aussi de l’élite de leur génération. Cette singularité, les circonstances, et leur capacité à en user, les conduisent à guider les peuples à des moments cruciaux de leur existence. Ces hommes vont incarner un pays tout entier, et pourtant ils ne sont que des individus, d’autant moins représentatifs qu’ils brillent par leur personnalité exceptionnelle. Ni Napoléon, ni de Gaulle n’étaient des Français comme les autres, et pourtant ils restent inscrits dans la mémoire nationale, ils participent à son identité, pour autant qu’elle subsiste.
Deux différences considérables opposent de Gaulle et Napoléon. Charles de Gaulle était un français, lecteur de Barrès et de Péguy, patriote et chrétien, enraciné dans une France hors de laquelle il n’imaginait pas accomplir son destin, la mission dont il s’était senti, très jeune, investi. Il entretenait avec la France une relation particulière, celle d’un amoureux exigeant, prêt à tous les sacrifices, mais à condition qu’elle, que le peuple, soit à la hauteur. Malheureusement, les Français, les “veaux”, comme il se laissait aller à dire, préféraient souvent rester couchés. La frustration, l’amertume du Général, ses départs en 1946 comme en 1969, illustrent ce divorce entre l’idéal d’un homme et les aspirations plus modestes d’un peuple. Toutefois, si de Gaulle a une personnalité démesurée, s’il ne doute pas de sa supériorité, toute sa vie sera encadrée, canalisée par un esprit formé au classicisme, au goût de celui-ci pour la retenue, pour la rigueur, voire pour la raideur. De Gaulle n’est pas une personne facile. La froideur et les distances s’inscrivent selon lui dans le prestige dont doit s’entourer un chef. Mais ce personnage difficile à aimer, aussi admiré par les uns que détesté par les autres, doté d’un orgueil ombrageux, ce “roi en exil” tel qu’on le brocardait dès l’Ecole de Guerre a, toute sa vie, servi la France. Sa révolte de 1940 n’est pas le pari risqué d’un ambitieux, c’est le choix, à la fois d’un patriote déterminé et d’un technicien de la guerre, doublé d’un penseur aux vues larges. Il ne peut accepter la défaite et l’asservissement de la France qu’il juge moralement et politiquement mortels pour le pays et il sait que l’Allemagne ne peut pas gagner la guerre. Fort de cette légitimité fondée sur le sentiment autant que sur la raison, de Gaulle poursuivra sa route sans jamais la dissocier de l’intérêt national, inséparable selon lui, de la grandeur. Dans ce qui est une mission à ses yeux, il mêlera toujours l’exigence de sa propre dignité au service du pays. Quelle part doit-on faire dans ses choix, dans son refus des compromis, dans sa difficulté à pardonner, entre l’intérêt politique et la satisfaction d’un ego altier ? Un tel calcul est superflu : seuls des hommes hors du commun, peuvent jouer un rôle historique. Il ne peut s’agir d’hommes normaux, et encore moins de “présidents” normaux. Les Français regrettent sans doute que l’élection présidentielle ne soit pas une élection providentielle. Depuis le 21 Janvier 1793, les Français cherchent inconsciemment la tête qu’ils ont coupée, à défaut du roi thaumaturge, le sauveur national.
Napoléon entre 1791 et 1793, semble plus préoccupé par la situation en Corse que par la Révolution à laquelle il assiste d’abord en spectateur quelque peu étranger, regrettant même en Juin 1792, alors qu’il est à Paris, la faiblesse du roi devant la première irruption de la Foule aux Tuileries. Lorsque les partisans de Paoli chassent sa famille de Corse, celle-ci se retrouve dans le midi de la France secoué par une révolte fédéraliste et royaliste contre les jacobins. C’est l’opportunité du siège de Toulon, qui le distinguera et lui fera prendre conscience de ses talents, de sa supériorité manifeste. Il est alors proche des frères Robespierre. Plus tard, le mitraillage des royalistes sur les marches de l’église Saint Roch, puis surtout l’exécution du duc d’Enghien lui permettront de conserver des amitiés jacobines et de devenir un “roi républicain”. Habileté plus que conviction. Lorsqu’il parle de “ce peuple qu’il a tant aimé”, on songe que pour faire déborder le pays hors de ses frontières et distribuer des royaumes à sa famille, il s’était vanté d’avoir “200 000 hommes de rente” par an. Cette terrible phrase éclaire son amour d’un jour cruel. Avant même le Consulat, l’aventure égyptienne, soldée par une flotte perdue et une capitulation de l’armée, avait tout-à-la-fois témoigné du génie militaire, du cynisme moral, d’un sens aigu de la communication, et d’une ambition sans mesure qui pouvait emprunter les chemins orientaux d’Alexandre aussi bien que ceux de la France et de l’Europe. Napoléon est donc, avant tout, un individu. En cela, il est à l’évidence un homme exceptionnel, qui a utilisé les moyens humains et matériels considérables de la France de l’époque pour amener celle-ci à l’apogée de sa puissance… et pour la rendre ensuite à son peuple, ou plutôt au roi Louis XVIII plus petite qu’il ne l’avait trouvée. Sa démesure, son “ubris”, son égocentrisme en font un héros romantique.
Entre l’aventurier génial qui a laissé à la France la gloire de ses victoires sans lendemain et des institutions tellement solides que plusieurs marquent encore son existence, et le général qui n’a pu que gommer en partie le pire désastre de notre histoire et doter le pays d’une constitution efficace que ses successeurs les plus récents n’ont que trop modifiée, lequel choisir ? Sans doute, de Gaulle, qui a tenté de relever un pays dont la longue chute est en partie la conséquence du règne des Bonaparte, puisque malheureusement, les Français ont fait appel au neveu après 1848. On pourrait ajouter Pétain, ou même Boulanger, pour nous guérir de cette fâcheuse tendance de tout attendre d’un sauveur. Heureux sont les peuples qui ignorent les hommes providentiels et les crises qui entourent leur prise de pouvoir. Les Britanniques n’y ont guère recours. Ils ont une monarchie avec un Chef d’Etat auquel s’identifier, et un système parlementaire efficace et solide. A peine Churchill les avait-il menés à la victoire qu’ils lui faisaient perdre les élections. De Gaulle aurait sans doute aimer que les Français fûssent un peuple semblable aux Anglais : “C’était un spectacle proprement admirable que de voir chaque Anglais se comporter comme si le salut du pays tenait à sa propre conduite” écrit-il dans ses Mémoires de Guerre. C’est à ce prix, en effet, que l’homme providentiel devient un risque inutile. (Fin)
4 commentaires
Bonjour à tous ,
Les chefs providentiels ??
Oui De gaulle en était assurément un mais le peuple immature l’a ensuite flingué .
Napoléon ??? c’est un mégalomane qui foutait la guerre : il a eu la fin qu’il méritait .
Le chef providentiel doit être un homme politique compétent , juste , spirituellement connecté verticalement et on l’aura quand le peuple aura amélioré sa fréquence vibratoire qui est actuellement basse incapable donc de choisir un chef providentiel !!
Il faut rétablir le flux entre le CIEL et la TERRE . Amen . Alléluia !!
Dans la série “qualifiés de mégalos”, on pourrait en citer bien d’autres, avant et après Napoléon ! Sans certains, la France n’aurait jamais été ce qu’elle a été ! Et ce n’est pas les Présidents ” normaux” qui nous ont fait avancer…
A la fin de sa vie, De Gaulle se livre. Il était très sévère avec les Français qui pour lui étaient faits pour se coucher et pas faits pour se battre. Il leur reprochait de ne pas respirer à sa hauteur et à la hauteur où la France devait selon lui respirer. Oui de Gaulle avait une autre ambition pour la France . L’histoire lui donne hélas raison!
…et sa “raison” appartient maintenant à l’Histoire !