L’une des caractéristiques de la politique dévaluée à laquelle nous sommes soumis est d’utiliser les mots dans un sens volontairement inapproprié, allant parfois jusqu’à leur faire dire le contraire de ce que le bon sens réclame. C’est ainsi qu’au lendemain de l’annonce de la fin de l’Etat d’urgence par le Président de la République le 14 Juillet dernier, l’attentat de Nice avait amené le Parlement à le prolonger, pour la quatrième fois, de six mois, jusqu’en janvier 2017. Cet état d’exception qui renforce les mesures administratives au détriment des actions judiciaires, et réduit donc les libertés individuelles au nom de la sécurité collective, se justifie par une exigence de rapidité à laquelle la police peut répondre mieux que la justice. Introduit dans notre droit à l’occasion de la rébellion dans les départements français d’Algérie en 1955, ce dispositif était censé répondre à un péril imminent et permettre le déploiement d’une riposte massive, rapide et efficace, concentrée sur un temps court afin que l’adversaire surpris et mis hors d’état de nuire, l’Etat de droit puisse être pleinement rétabli. Outre ses effets opérationnels, les perquisitions, y compris de nuit, sans préalable judiciaire, les contrôles d’identité, la fouille des bagages et des coffres de véhicules, les écoutes téléphoniques (les interceptions de sécurité) l‘Etat d’urgence avait aussi pour but de créer un choc salutaire dans l’opinion afin de la mobiliser contre le danger. Quand d’une prolongation à une autre, on en arrive à installer l’urgence sur la durée d’une année et plus, les opérations se ralentissent, l’opinion publique s’habitue, l’efficacité décroît. Pendant les événements algériens, l’Etat d’urgence avait été instauré à trois reprises, à chaque fois dans un contexte différent et pour une durée plus courte.
Cette dilution paradoxale de l’urgence, parce qu’il nous faut apprendre à vivre avec la menace terroriste, comme le dit M. Valls, a trois conséquences fâcheuses. Elle suscite un doute dans la population sur l’efficacité de l’Etat, sur son aptitude à remplir ses missions. Pendant l’Etat d’urgence, des attentats se sont à nouveau produits, des manifestations violentes se sont déroulées, un policier a pu être agressé gratuitement par des activistes d’extrême-gauche à deux pas de la Place de la République où l’on avait laissé s’installer la chienlit, et le train-train du banditisme ordinaire a pu aligner son contingent habituel de victimes : 18 assassinats à Marseille depuis le début de l’année déjà contre 19 en 2015. Le Préfet de police pousse un soupir de satisfaction : ces meurtres sont liées aux règlements de comptes entre vendeurs de drogue. Cela n’a rien à voir avec le terrorisme… Sauf que le profil le plus fréquent des terroristes consiste à les dépeindre comme des délinquants “radicalisés”, qui ont vécu dans des quartiers où la présence d’une population d’origine immigrée et musulmane est importante. On admet que la restriction des libertés ne doive viser que la menace terroriste, mais puisqu’elle a été utilisée pour assigner des militants écologistes à résidence afin de les empêcher de manifester à l’occasion de la COP 21, on comprend mal qu’elle ne soit pas davantage employée pour éradiquer une criminalité dont le vivier n’est pas éloigné de celui du terrorisme. Les trafics de personnes, d’armes et de drogue, qui ne sont pas sans lien avec l’immigration offrent des facilités aux actions terroristes.
Le second risque de la dilution de l’urgence est de voir réapparaître les rivalités politiciennes dans une lutte qui devrait susciter l’union nationale face à un ennemi défini. Entre l’extrême-gauche soucieuse de mettre fin à une situation d’exception au nom du droit et des libertés individuelles qui ne sont pourtant pas son fonds de commerce, la gauche qui, discrètement s’oppose à l’Assemblée à l’expulsion des étrangers soupçonnés, à la fermeture des lieux de prière salafiste et à la rétention systématique des djihadistes qui reviennent en France, et le centre-droit en primaires, qui pratique une surenchère sur la suspension de l’Etat de droit, il est clair que les objectifs politiciens à court terme ont repris l’avantage sur l’union sacrée pour une urgence qui s’éternise.
Enfin, et c’est la tendance de notre démocratie usée, les mots finissent par masquer l’absence des actes. Le combat sur le vocabulaire qui, pour le coup, se concentre pour un temps bref, sur les mots que les médias ont mis à la mode, fait perdre de vue le véritable but de l’action politique et la connaissance de ses enjeux. L’incantation lexicale, les apparences trompeuses, remplacent l’action efficace : garde nationale, “vigipirate”, “sentinelle”, dessinent un village potemkine de la sécurité. Le monde politique ressemble de plus en plus à cet imbécile qui regardait le doigt montrant la lune et non la lune elle-même. Pour ne pas parler de l’immigration ou de la compatibilité de l’islam avec notre société, on s’empêtrera sur les questions d’Etat de droit et de laïcité, et on ne résoudra aucun des vrais problèmes auxquels la France et les Français sont confrontés.
Un commentaire
Compte tenu du peu de personnes qui prennent encore la peine d’écouter ce que veut bien nous dire notre cher Président, il est devenu complètement inutile de le représenter devant une paire des micros…