Paul Ricoeur : histoire et mémoire, épistémologie mixte

La semaine dernière, la Mission d’information sur les questions mémorielles (voir ici ma réflexion sur ce sujet) a auditionné Monsieur Gérard Noiriel, directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales, puis MM. François Dosse, historien et Thomas Ferenczi, journaliste, responsable du bureau de Bruxelles au journal Le Monde. Les échanges ont été nourris comme le montre le compte-rendu que vous voudrez bien trouver ci-dessous.

M. Christian Vanneste : Vous avez bien voulu reconnaître que l’histoire n’est pas une science objective mais une science dite « molle ». Paul Ricœur a été extrêmement clair à ce propos : l’historien sélectionne les faits et les schémas de causalité. Mais il a aussi ses sympathies et ses antipathies. Enfin, la distance du temps complique les interprétations. L’histoire n’est même pas toujours une science, car la science historique doit être distinguée de la mémoire. Dans un livre d’histoire, lorsqu’un événement qui a duré un ou deux siècles, comme la colonisation, est traité en une page, s’agit-il de science ou de mémoire ? Or, en matière de mémoire, les parlementaires ont en effet leur mot à dire.

Je suis un peu étonné que des jugements différents soient portés sur la fameuse loi de 2005 et sur la loi dite « Taubira », par exemple. La loi de 2005 est un texte de reconnaissance envers les rapatriés. Et les historiens ont curieusement oublié trois choses : ce texte distinguait recherche universitaire et recherche scolaire ; l’expression « en particulier » signifiait que le « rôle positif » s’inscrivait dans un cadre général, pas forcément positif ; la phrase suivante soulignait « la place éminente » jouée dans la Libération du pays par les troupes issues de l’outre-mer.

Quand une science est molle, elle contient beaucoup d’idéologie. La loi de 2005 avait pour but évident de réagir contre l’idéologie dominante qui forme les futurs citoyens français. Un grand historien, François Furet, a montré à quel point les Français, pendant des années, ont été mal informés sur la Révolution française, à partir de l’interprétation marxiste favorisée par les professeurs d’histoire, qui ont agi en idéologues.

M. Gérard Noiriel : Ces propos n’appellent pas de réponse. Vous n’aimez pas les historiens, j’en prends acte.

M. Christian Vanneste : Il y a de très bons historiens, comme François Furet ou Jacques Marseille !

M. Gérard Noiriel : Je me suis efforcé de décrire la différence entre histoire science et histoire mémoire. Vous entrez dans des considérations dépassées sur le statut de la science. Ceux qui refusent de considérer l’histoire comme une science, c’est qu’elle les dérange.

L’engagement politique n’a rien à voir. Nous avons rejoint le conseil scientifique de la Cité de l’immigration sans prêter attention à l’étiquette politique du Président de la République, parce que la cause nous semblait juste. Arrêtez les procès d’intention systématiques ! Comment discuter normalement avec des gens qui nous suspectent sans cesse d’endoctriner les élèves et d’être des marxistes attardés ?

[NBCV : Monsieur Noiriel a adhéré d’après Wikipédia au PCF et est “un militant attaché au marxisme”… sans commentaire…]

M. Maxime Gremetz : Les marxistes ne sont pas attardés.

M. Christian Vanneste : Si ! C’est même un pléonasme.

M. Gérard Noiriel : Je peux parler du milieu enseignant car j’ai longtemps exercé dans le secondaire et j’ai même commencé à travailler en école primaire.

M. Christian Vanneste : Moi aussi, mon cher collègue.

M. Gérard Noiriel : Les enseignants sont pris dans des situations extrêmement difficiles. Au lieu d’introduire des jugements de valeur dans les programmes, il faut donc les aider à prendre du recul pour que la discipline garde le cap d’une logique de connaissance. Nous aurions tout autant combattu une loi qui nous aurait contraints à présenter les aspects négatifs de l’immigration.

M. Christian Vanneste : Permettez-moi d’en douter !

(…)

M. Christian Vanneste : La question de la vérité historique concerne au premier chef les historiens mais celle de la bonne santé d’un peuple nous concerne nous, les politiques. Ne faut-il pas laisser à l’historien la purgation des passions refoulées et laisser à un peuple la mémoire de sa fondation, fût-elle parfois nimbée de merveilleux ? Par exemple, l’enseignement de la seconde guerre mondiale ne doit-il pas privilégier la geste héroïque de la Résistance plutôt que le marigot de la Collaboration ? De la même manière, si l’Holodomor est devenu un souvenir fondateur pour les Ukrainiens, les Russes, eux, l’ont refoulé. N’est-ce pas là le fond du problème ?

M. François Dosse : Il est difficile de séparer la mémoire et l’histoire, la seule question des programmes scolaires suffit par exemple à le montrer. On ne peut donc séparer aussi schématiquement la catharsis du mythe. En outre, il faut faire son deuil du retour à la parole archaïque ou à la grandeur de l’État nation telle que le Lavisse l’a par exemple magnifiée. Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon, de la distance, de la critique, du conflit, de la polysémie herméneutique. C’est là qu’est la véritable richesse de la transmission historique ! Des repères collectifs sont certes nécessaires mais ils doivent être mis en relation entre eux et avec de nombreux autres. Je ne nie pas ce que Paul Ricoeur appelait les « événements sur-signifiés » tels que le Mayflower ou la Révolution de 1789 mais outre que cette identité ne peut qu’être aujourd’hui pensée qu’en terme d’ouverture, il faut se garder, relativement à ce que disait Thomas Ferenczi sur les manuels d’histoire européens, de substituer une téléologie européenne à la téléologie nationale. Paul Ricoeur savait combien il est difficile d’accepter que l’autre raconte notre propre histoire, mais il considérait aussi que c’était une chance. Dès lors, il est possible de prendre en compte des instants mémoriels identitaires mais au sein d’une pluralité de perspectives. Par exemple, Le Tres de Mayo de Goya ne donne pas de la France une image flatteuse mais c’est cette confrontation qui enrichit l’histoire, non la prescription de mythes fondateurs à transmettre.

Enfin, en tant qu’intervenant en Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM), je constate combien les jeunes agrégés ou « capétiens » en histoire sont enthousiastes à l’endroit de leur discipline telle qu’elle leur a été transmise.

M. Christian Vanneste : N’y a-t-il pas un âge, dans l’éducation, pour transmettre les souvenirs fondateurs ?

M. Thomas Ferenczi : Je considère quant à moi que les programmes doivent respecter la « vérité historique »…

Mme Catherine Coutelle : Et l’esprit critique !

M. Thomas Ferenczi : …ainsi que le pluralisme des interprétations. Lors de la commémoration du bicentenaire de la Révolution française, il m’a paru tout à fait légitime que l’État mette l’accent sur les valeurs positives de liberté, d’égalité et de fraternité, ce qui n’a pas par ailleurs empêché l’organisation de colloques scientifiques pour mettre en évidence d’autres versants de ce grand mouvement. Le défilé de Jean-Paul Goude, également, tendait davantage à faire la fête qu’à célébrer la guillotine.

M. Christian Vanneste : Nous sommes bien d’accord.

M.Guy Geoffroy, vice-président : La sphère qui est dans la Cour d’honneur de l’Assemblée nationale et qui a été réalisée à cette occasion symbolise éloquemment, quant à elle, l’universalité des droits de l’homme. C’est donc un choix politique fondamental qui a été opéré.

M. Christian Vanneste : Il n’a en effet pas été question de la Vendée.

M. Lionnel Luca : Il me semble que, de tout temps, c’est le pouvoir qui a écrit l’histoire.

M. Maxime Gremetz : Non : ce sont les masses !

Mme Catherine Coutelle : N’engageons pas ce débat à cette heure !

M. Lionnel Luca : Je répète : c’est le pouvoir qui a écrit l’histoire, en particulier, en URSS, Monsieur Gremetz, où la vérité officielle était en quelque sorte exemplairement celle du pouvoir politique.

M. Maxime Gremetz : Ici, c’est donc celle de Sarkozy.

M. Lionnel Luca : Il est dommage que M. Gremetz n’ait pas vécu en URSS pour se rendre compte de ce qu’était cette vérité-là.

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2 commentaires

  1. Je constate une fois encore que M. Gremetz se complait dans des propos caricaturaux, c’est plus simple quand on ne comprend de quoi on parle.
    Quant à l’histoire, pour lui et pour Noiriel, elle se résume à celle de la “lutte des classes”, les marxistes la veulent scientifique au nom d’un historicisme dénoncé par l’épistémologue Karl Popper.

    Pourtant l’histoire n’est pas une science, “science molle” à la limite. Elle se prête beaucoup trop à l’idéologie et au nationalisme, ainsi qu’aux constructions a posteriori.
    Merci à Christian Vanneste de l’avoir mis en avant.
    Il reste tout de même une histoire factuelle, car les fins historiques ne justifient pas les moyens employés. Derrière sa vertu en bandouillère Robespierre est un assassin de masse, le fidèle Kaganovitch un génocidaire. Car assassinats de masse et génocides sont des faits dans quelques sens qu’on les triture.
    Et l’onction de l’Etat, monopole d’une violence “légitime” ne légitime en rien les nombreuses tâches historiques commises au nom des masses et d’un avenir radieux.

    Non Gremetz, ce ne sont pas les masses qui écrivent l’histoire, les masses sont un prétexte aux dérives totalitaires.

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